Florence Martin : Tu as dit qu’Adios Carmen était un peu autobiographique, mais que tu voulais vraiment que le récit du film se déroule en ’75 avec l’histoire maroco-espagnole en toile de fond…
Mohamed Amin Benamraoui : Oui, en fait je suis parti de l’idée qu’entre les Marocains et les Espagnols, il y a toujours cette histoire d’amour/haine et l’évènement ou l’histoire. Le point de l’histoire le plus important entre les deux pays c’est la marche verte en tout cas, parce que ça a cristallisé toute cette tension pendant pratiquement des années ou des siècles. Il y a eu l’histoire du nord qui a été colonisé par l’Espagne, puis la guerre entre les Rifains et les Espagnols : il y avait des batailles terribles. Et puis après, les Espagnols se sont installés ; et en ’56 quand ils sont partis, ils ne sont pas complètement partis. Il y avait des médecins qui sont restés, des pharmaciens, parce que le Maroc en avait besoin. Et ils sont partis dans les années 70 et 80.
Et je voulais parler aussi de l’exil des Espagnols qui avait fui le franquisme, avait fui la guerre civile. Du coup, il y avait beaucoup d’Espagnols exilés qui partaient chercher du travail chez d’autres Espagnols ailleurs. Ils partaient en Algérie, ou dans le sud du Maroc, à Casablanca, ou au nord de l’Espagne. Donc à ce moment-là, je place cette histoire de Carmen avec le fait sous entendu dans le film comme quoi son père est décédé ou a été assassiné peut-être par les franquistes… Puis ils sont venus travailler chez d’autres Espagnols un peu plus aisés qui restaient depuis la colonisation. Et comme dans chaque famille pratiquement en Espagne, il y avait des pour et des contre. Des pour Franco, et des contre, donc des Républicains et des royalistes ou je dirais plutôt des franquistes. J’ai essayé d’utiliser cette tension à l’intérieur de la famille, et puis cette tension qui commençait à monter avec le Sahara, qui commençait à monter dans les films d’archives, comment le Maroc commençait à négocier le Sahara avec les Nations Unies, puis ça monte, ça monte… Et les Espagnols commençaient à lâcher, mais entre les Espagnols c’était un peu dur à l’époque. Et j’ai essayé aussi de montrer ça à travers le regard du frère de Carmen qui est peut-être, lui, un adolescent un peu attardé mais qui essaye de se revendiquer, de se donner l’air d’être plus franquiste, et puis finalement on sait pas si c’est lui qui a brûlé cette pellicule… C’est peut-être lui, c’est peut-être pas lui, mais l’idée c’est de voir comment les Marocains peuvent s’énerver à travers cet évènement. Il faut dire que ça arrive souvent aussi que la pellicule crame à cause du projecteur qui n’est pas aux normes…
Voilà, donc j’ai essayé de mettre tous ces éléments en place pour donner une idée de ce qui se passait à l’époque…
F.M. : Je me disais que, même si quelque ne connait pas vraiment cette histoire, tu l’amènes à comprendre pas mal de choses : on suit les bulletins à la radio, la télé, les actualités…
M.B. : Oui. Et donc l’idée derrière tout ça c’est de montrer comment ces peuples voisins ont une mémoire, une histoire communes, comment ils ont aussi un patrimoine culturel qu’ils partagent – il y a une présence des Marocains, des musulmans, enfin surtout des Marocains en Espagne et puis eux qui sont nos voisins ; il y a la ville de Mellilia à dix kilomètres même pas de Nador. La région est hispanophone, comme tout le nord d’ailleurs. Et je voulais montrer comment ces gens vivent toujours dans cette tension politique permanente. Et chaque fois, à cause d’un évènement politique, il y a colonisation de l’un ou de l’autre, puis il y a un changement de gouvernement, par exemple en Espagne, et la politique change vis-à-vis du Maroc… Et comment la grande Histoire vient toujours séparer l’histoire ou les histoires des petites gens. Et c’est ça la lecture que je fais, qu’on doit faire. Par exemple, l’histoire émouvante de ce petit garçon qui retrouve une maman, une mère de substitution, et qui refuse de lui dire au revoir parce qu’il ne veut pas subir encore un autre traumatisme après celui du départ de sa mère. Et voir Carmen partir de nouveau c’est très douloureux… Comment se fait-il que ces gens ne se mettent jamais ensemble, ne vivent pas ensemble, ne partagent pas cette vie, ce voisinage ?… Pourquoi les relations sont-elles toujours conflictuelles ?
Donc il y a tout ceci en plus des quelques éléments autobiographiques qui m’appartiennent pour construire ce récit avec cette histoire de Carmen. Les éléments de la marche verte, c’est ce qui permet de raconter à la fois cette histoire et de raconter ce que j’ai envie de dire par rapport à la relation qui existe entre le Maroc et l’Espagne. Et Carmen a été à la base la personne qui m’a permis de rencontrer le cinéma, de découvrir le cinéma, même à travers les films de Bollywood, m’a permis de vivre des émotions mais surtout de regarder un peu ma propre histoire. On le voit dans les histoires que je choisis parfois dans les films de Bollywood : l’histoire de séparation, l’histoire de retrouvailles, l’histoire du petit garçon qui retrouve sa mère plus tard, et puis les trois frères qui se retrouvent à la fin avec la mère qui pleure…
Et en même temps, je voulais montrer comment ce cinéma indien, dans les années septante où il n’y avait rien (sauf la violence dans la rue) nous permettait de voyager ou de fuir cette violence à la fois politique et sociale. C’est le cinéma qui m’a permis de vivre, de me libérer, de fuir, et d’être un peu heureux avec Carmen qui me permettait de sortir de ma vie un peu dure avec mon oncle… Et là, j’essaie de souligner comment le cinéma en général peut être une sorte de liberté qu’on est ensemble à chanter, à vivre des émotions, même si dehors on peut se battre. Et ça c’est une sorte d’hommage aussi à Carmen parce qu’elle m’a permis de découvrir le cinéma et d’apprendre petit à petit en regardant les films, à apprendre à raconter des histoires. On voit dans le film comment le petit garçon commence déjà à raconter des histoires (les histoires des films qu’il a vus) à son copain. Et puis finalement à la fin, le petit garçon prend la voix d’un adulte qui est devenu peut-être réalisateur. Et donc, la boucle est bouclée.
F.M. : C’est ta voix ?
M.B. : C’est ma voix. Quelque part c’est ce petit garçon. Là, je dis : Carmen, le petit garçon que tu as amené au cinéma, est devenu, essaye en tout cas de devenir dans ce premier long film, réalisateur. C’est pour ça que c’était important pour moi de commencer avec ce film, de raconter comment j’ai découvert le cinéma et puis par la suite, je raconterai d’autres histoires mais qui sont mes histoires peut-être aussi, qui sont liées à la séparation, à la violence envers les femmes parce que j’ai vécu ça, j’ai vécu toute mon enfance. J’ai été entouré par mes tantes, par ma grand-mère, j’ai senti leur douleur, leurs pleurs… Il y avait énormément de violence à Nador et ça m’est resté, et du coup l’histoire que je voudrais écrire maintenant serait une histoire de violence des hommes envers les femmes mais qui montre comment ces femmes essayent de trouver des stratégies pour se protéger, pour essayer de vivre malgré tout ; et comment aussi il y a toujours cette absence de la mère dans mes films. Parce que ça, ça me parle aussi… Ma mère est partie est c’est resté quand même un peu traumatisant, même si je la retrouve plus tard, mais la blessure a été là et est présente tout le temps. Et donc ça a conditionné un peu quand même mes relations avec les femmes, ou peut-être aussi le regard sur cette violence insupportable et ça m’a permis aussi d’essayer de comprendre pourquoi cette violence existe peut-être ailleurs, mais peut-être un peu plus ici, au Maroc. Et donc il y a tout ce mélange, ma vie un peu compliquée, chaotique, qui conditionne et qui colorie un peu mes films, guide aussi parfois mes choix sur les sujets des films. Voilà un peu comment naissent peut-être mes films, enfin j’ai fait un long métrage mais j’ai plein d’histoires ou je remarque qu’il y a toujours ces éléments qui sont présents et je tourne autour de ça.
F.M. : Tu décrivais un peu plus tôt une espèce de mise en abime, une histoire dans l’autre, le film qui te renvoie à la vie du petit garçon et son drame à lui… Quand j’ai vu ton film, j’ai pensé aux histoires que tu racontais hier, à ta façon de donner un récit qui donne à voir autre chose, il y a une histoire qui s’imbrique dans une autre, à la façon des poupées russes….
M.B. : Oui. Il y a beaucoup d’histoires comme ça dans le dernier que je suis en train d’écrire. Il y a toujours ces histoires qui se rencontrent, qui se croisent, et finalement qui, pratiquement tournent autour du même sujet, qui ont les mêmes douleurs mais vues différemment. Que l’on soit dans une culture ou dans une autre, c’est pratiquement la même douleur, la même stratégie de survie ou de défense. Finalement, les éléments sont toujours les mêmes : je ne raconte jamais une histoire d’une personne qui a des obstacles individuels par-ci, par-là, car les autres ont les mêmes qui se croisent quelque part. Il est intéressant de voir comment chacun évolue, à sa manière, et essaye d’affronter le même problème, que ce soit un problème de violence, un problème de manque de quelque chose, un problème d’enfance, de filiation, de rapport avec les parents, ou de violence conjugale, de violence homme-femme.
Voilà, mais aussi pour revenir au cinéma Bollywoodien ou hindi, parce que Bollywood c’est un terme qu’on lui a donné un peu plus tard. Je me rappelle que quand j’étais dans les salles de cinéma, les gens se battaient vraiment pour avoir des tickets, pour avoir des places, surtout quand c’étaient des films qui arrivaient pour la première fois avec des vedettes comme Shashi Kapoor, par exemple. Et comment ces histoires ont permis à tout un peuple de rêver malgré tout, de sortir de cette tristesse quotidienne, de cette violence politique. Il y avait une violence politique dans les années septante qui avait des conséquences sur les rapports entre les gens. Il y avait des hommes qui devenaient de plus and plus violents, notamment envers les femmes, les plus faibles, et puis envers les enfants aussi, et puis envers les animaux aussi. Et, comment les Marocains trouvaient dans les films, même s’ils ne comprenaient pas le hindi ou pour la plupart ne savaient pas lire les sous-titres arabes, des éléments de réponses à leurs propres problèmes. Les films hindis racontaient des histoires avec des éléments de justice à la fin, ou des histoires d’amour récompensé : par exemple, un pauvre, à la fin du film, pouvait épouser sa bien-aimée même si elle appartenait à une autre caste supérieure. Il y avait toujours de l’espoir. Et puis, finalement, la justice de l’état intervenait toujours aussi. Il y avait une sorte d’accord entre le régime militaire en Inde et l’industrie hindi du cinéma pour que même si les héros se font justice eux-mêmes, l’état intervient toujours à la fin avec les flics qui arrivent. Donc c’était le plan où les flics arrivent pour capturer le méchant. C’était ce modèle qui faisait rêver les Marocains, qui les faisait sortir de leur marasme… Et qui donnait des réponses à leurs propres questions, un peu d’espoir, qui les rassurait qu’il y avait un avenir…
F.M. : Mais en même temps, tu fais ce film en tamazigh.
M.B. : Parce que c’est une histoire de Nador, une histoire du nord. Cette présence espagnole, et c’est un peu mon histoire. Je ne voyais pas cette histoire autrement. Etant donné que je suis moi-même quelqu’un qui défends cette culture parce qu’elle n’a pas eu sa place, elle a été marginalisée, comme le nord d’ailleurs a été marginalisé à un certain moment, mais j’essaye vraiment de m’appliquer pour que cette culture, cette langue vivent, que cette langue soit développée, soit dynamique, qu’elle ait sa place aussi avec les autres cultures, qu’elle ne soit pas marginalisée ou folklorisée ou regardée autrement ou regardée uniquement d’un point de vue politique ou du point de vue d’une violence politique. Donc, culturellement, il faut qu’il y ait cette présence, surtout du point de vue de la diversité, parce que c’est important que le Maroc continue à avoir les différents éléments qui constituent son tout… Mettre ces éléments l’un contre l’autre va nous amener à la violence ; mais dès qu’on reconnaît, au contraire, d’autres éléments au sein de sa propre identité, on devient plus ouvert envers les autres. A ce moment-là, il y a moins de violence et plus d’harmonie dans la société. C’est pourquoi c’est important pour moi de faire ça en berbère : d’une part, d’un point de vue revendicatif de cette culture, pour faire reconnaître cette culture, et d’autre part, pour faire un travail avec les acteurs rifains pour qu’ils aient confiance en eux mêmes, qu’ils puissent se dire qu’ils peuvent arriver à avoir un niveau de jeu, d’exigence envers eux-mêmes, et à faire des films comme tout le monde et avoir finalement leur place. C’est aussi pour se dire, que, voilà, finalement on a le droit aussi de vivre ; et que les autres peuvent se dire : voilà ils font un bon travail ! Ainsi, leur regard va sans doute changer, parce qu’on entendait souvent : « mais vous faites des films ? plus de cassette VHS ? ». C’est ce qu’on nous disait. Et puis finalement là j’ai présenté Adios Carmen un peu partout dans les festivals au Maroc, et l’accueil des Marocains a été incroyable.