Entretien avec Nabil Ayouch

Nabil Ayouch me reçoit à Ali n’ Productions,  sa maison de production, dans un quartier chic et feuillu de Casablanca. Il a l’air fatigué mais est incroyablement présent. Plus grand que je ne l’imaginais, il regarde son interlocutrice sans ciller, le regard vrillé dans le mien. Impressionnant…

–       Mes étudiants, quand il voient Ali Zaoua puis Les Chevaux de Dieu voient les deux films en diptyque. Allez-vous faire la même chose avec Much Loved ? Un second film sur les femmes qui reprendrait certains traits du premier ?

–       Ça, je ne sais pas. Mais j’ai pas envie de présenter les choses comme ça. Je pense que Much Loved est véritablement le troisième film qui vient se rattacher à la boucle, question unité, après Ali Zaoua et Les Chevaux de Dieu. Much Loved est le suivant. Je trouve qu’il y a quand même, que ce soit dans la thématique des marginaux (on va les qualifier comme ça), que ce soit dans les sujets qui me hantent et qui les habitent eux aussi – cette solitude, cette blessure profonde, ce lien à la société qui les ignore, qui les juge parfois – il y a dans les trois films, je pense, quelque chose qui se transmet et qui les unit. Mais je comprends que le rapport soit plus évident entre Ali Zaoua et Les Chevaux de Dieu.

–       Quand Much Loved sortira-t-il aux Etats-Unis ?

–       On ne sait pas encore : il y a deux distributeurs qui sont en lice pour l’acheter et la vendeuse internationale hésite entre l’un et l’autre, parce qu’il y en a un qui est plus sur une sortie en salles classique, physique, et l’autre qui est beaucoup plus branché internet : Netflix, Hulu, toutes ces choses-là. Il s’agit donc de deux visions différentes de sortie et, depuis Toronto où elle a commencé à discuter avec eux, elle n’a pas encore choisi lequel ce sera. C’est le distributeur qui fixera la date de sortie.

–       C’est sorti au Canada ou pas ?

–       Non. Il a fait des festivals au Canada. Et en général, le film est vendu aux Etats-Unis avec le Canada.

–       Cette boîte de production, racontez-moi. Vous l’avez mise en route quand ?

–       1999. L’année où je me suis installé au Maroc. A l’origine, c’était d’ailleurs pour co-produire Ali Zaoua. Le film avait obtenu l’aide du Centre du Cinéma Marocain et il y avait aussi des fonds de France et de Belgique et l’idée, c’était de faire une tripartite. Donc j’ai monté cette boîte pour être la partie marocaine de la coproduction d’Ali Zaoua. Derrière, il se trouve que j’avais travaillé pour un projet de série télévisée quelques années auparavant. Je l’ai présenté alors à une chaîne qui l’a aimé. Donc  la boîte, au lieu de mourir après Ali Zaoua, est restée en vie, a commencé à s’animer différemment, notamment avec des projets pour la télévision de fiction ; et surtout beaucoup de travail que j’ai fait avec des jeunes réalisateurs, enfin des jeunes talents en général… On a fait de la formation, de la transmission pendant plusieurs années, des concours avec des partenaires : des fondations, des chaînes de télé, des choses comme ça… De la pub ensuite. Et puis la boîte a fait des petits : il y a maintenant cinq, six filiales qui travaillent dans des domaines connexes, qui sont pour certaines hébergées ici, pour d’autres ailleurs.

–       Vous produisez ou coproduisez des films marocains de réalisateurs qui ne sont pas pour la télé ?

–       Oui. Beaucoup. On a fait beaucoup de courts métrages pendant les premières années. Ça faisait partie de la vocation de la boîte de déceler des talents et de produire leurs premiers films. Et derrière, ensuite, on a lancé un projet qui s’appelle la « Film Industry » [« Film Industry Made in Morocco » fondée en 2005] et ce projet  c’était sur l’idée un peu de la movie factory à la Roger Corman : de regrouper des talents dans un lieu (c’était Agadir, au Maroc) et de leur donner très peu de temps pour faire un film de genre. On leur donnait trois caméras, une grosse équipe, mais maximum une quinzaine de jours de tournage. Vraiment sur le modèle Corman. Et ça a plutôt bien marché. On a produit une quarantaine de films en cinq ans. C’était intense. De cette movie factory ont émergé beaucoup de jeunes qui aujourd’hui font des belles œuvres à la télé ou au cinéma marocain, comme, par exemple, Yassine Fennane, Hicham Lasri, dont on a produit également l’avant-dernier long métrage cinéma, Brahim Chkiri ; enfin bon, il y en a un paquet, quoi…

–       Côté distribution : à part Much Loved, vos films sont-ils distribués au Maroc ?

–       Tous mes films jusqu’à présent, à part un qui a été censuré en 2002, qui s’appelle Une Minute de soleil en moins (un film fait pour Arte à l’époque pour la collection « Masculin/Féminin »), ont été distribués au Maroc, oui.

–       Vous avez de l’espoir que celui-ci soit un jour distribué au Maroc ?

–       Oui, il y a toujours de l’espoir. Ça va dépendre de beaucoup de paramètres, mais il est toujours possible que ça arrive…

–       Adhérez-vous à une vision du cinéma marocain national ou à une vision d’un cinéma transnational ?

–       Deux choses différentes : est-ce qu’il peut y avoir un cinéma national ? Oui, bien sûr, il n’y a que ça, des cinémas nationaux, dans le sens où il y a un ancrage. Après, est-ce que ce cinéma est capable de parler au reste du monde ? Ça c’est tout le talent et la capacité des réalisateurs à être universels, ça c’est autre chose. Et c’est quand certains d’entre eux arrivent, par la force de leur histoire, de leur talent, à  convaincre, et surtout par la manière dont ils racontent leur histoire qui doit quand même être assez contemporaine pour séduire un public autre que le public marocain, qu’ils arrivent à trouver des financements ailleurs. C’est pour moi une quasi-obligation, du moins depuis dix à quinze ans. Pour moi le cinéma ne se finance plus localement, en tous cas pour les films qui veulent passer la rampe et avoir une carrière internationale. Evidemment, pour les films qui n’ont pas d’autre ambition que d’avoir une distribution locale, ça ne dérange pas d’avoir une aide du CCM et de faire son film avec. Mais pour tous les réalisateurs et réalisatrices qui ont une ambition internationale, ça se passe dès le financement. En général, quand un film n’est financé que localement, il arrive très difficilement au moment de sa sortie à s’exporter. Parce que dans le plan de financement, il y a déjà des gens qui mettent de l’argent pour prendre des droits de territoire.

–       Vous travaillez sur quelque chose en ce moment ?

–       Oui. Je travaille sur mon prochain film. Je suis en pleine écriture. Ce scénario-ci, je le coécris. On est deux. C’est un peu tôt encore pour en parler. Ça s’appelle Razzia, c’est tout ce que je peux vous dire.