Entretien avec Hassan Benjelloun

Hassan Benjelloun: La Chambre noire

3 Mars 2016

Florence Martin : Alors, La chambre noire, qu’est ce qui t’a branché dans ce livre qui est  touffu ?

Hassan Benjelloun: Il faut dire que ça coïncidait à un moment où, dans ma carrière cinématographique, je voulais faire l’adaptation d’un livre, c’est-à-dire faire l’exercice d’une adaptation. Ça, c’est la première chose, et en même temps, j’avais envie de parler des années de plomb. Et je me suis dis, comme on ne fait pas tous les ans un film, pourquoi ne pas parler des années de plomb et adapter un livre ? Donc il fallait prendre un livre qui parlait des années de plomb.

Hassan Benjelloun
Hassan Benjelloun

La première des choses, c’est une démarche personnelle dans ma carrière de cinéaste. La deuxième chose, c’est que j’ai lu tous les écrits sur les années de plomb, tout ce qui a été écrit : tous les livres, et bien sûr, tous les essais aussi.. Et j’ai trouvé que chez Jaouad Mdedich, il y avait une chronologie. Ce n’est pas un récit très intérieur, mais le gars, il raconte, comme ça : il y a le jeudi, le mercredi, le lundi, le mardi, une chronologie. Et je me suis dis que je voulais bien sûr faire une adaptation, mais une adaptation libre. Je ne peux pas suivre le bouquin parce que dans le bouquin, il n’y a pas tout ce que j’ai envie de dire et il y a aussi des choses que je n’ai pas envie de dire. Donc il manque des choses et il y a des choses en plus. Une fois que j’ai rencontré Jaouad, il fallait d’abord qu’il accepte, qu’il me donne le livre, et la deuxième chose qu’il accepte une adaptation libre. J’ai lu le bouquin plusieurs fois pour voir ce que je pouvais faire. J’ai vu qu’il manquait une histoire d’amour. Il ne parle pas de femmes.

FM: Sauf rapidement au début…

HB: Oui, mais comme ça. Et je me suis dit : c’est pas possible. Un jeune comme ça, un intellectuel qui travaillait et tout, il avait sûrement une petite amie ! Donc j’ai demandé. J’ai demandé à sa maman. Je lui ai demandé à lui aussi. Il m’a dit « si, si, si, j’avais une copine. ». Je lui ai demandé « pourquoi tu n’en parles pas dans le livre ? Tu peux m’en parler ? » Il m’a dit oui et il ma parlé de sa copine. Donc, je suis allé voir la copine, on a discuté un peu. Je dis voilà, ne vous en faites pas, je vais changer les noms.

Donc, on a une histoire d’amour, dans le film, qui n’existe pas dans le bouquin. Il y a aussi beaucoup d’histoires que j’avais au moment où je préparais le film, et puis bien sûr j’ai compacté énormément de récits d’anciens détenus, de tortionnaires, tout le monde. J’ai essayé de mettre les histoires des autres dans l’histoire, avec, bien sûr, toujours l’accord de Jaouad Mdedich. Parce que dans le contrat, c’était bien mentionné, je ne pouvais rien tourner, je ne pouvais pas ajouter, ni retrancher de scènes sans l’accord de l’écrivain. Donc, j’écrivais le scénario, je lui demandais, et il donnait son accord, il ne m’a jamais refusé quoi que ce soit. Donc il se passe dans le film des choses qui n’existent pas dans le bouquin. Et l’inverse : alors que les prisonniers sont partis à la prison à Kénitra, je suis resté à Casablanca.

FM: Et qui a écrit le scénario ?

HB: Je l’ai écrit moi-même avec bien sûr la collaboration de beaucoup de gens, surtout ma principale aide était Laure Englebert, une scénariste française. J’ai fait beaucoup d’ateliers d’écriture avec le scénario parce que comme c’est un sujet très délicat, il fallait montrer au monde entier qu’on était en train de préparer un film sur les années de plomb avant de le présenter à Rabat.

FM: Ah c’est intéressant.

HB: J’étais à Paris. J’étais à Istanbul, à Séville, au Gabon, à Tunis, partout dans le monde, avec le scénario en parlant devant des projecteurs. Tout le monde était au courant que je préparais un film sur les années de plomb. Et après, je l’ai présenté ici. Donc j’avais présenté le scénario partout, en écrivant bien sûr avec Laure Englebert. Et une fois rentré au Maroc, j’ai présenté le projet à Rabat.

FM: Qu’est ce qu’ils ont dit au CCM ?

HB: La chance que j’avais c’est qu’il y avait Abdellatif Laâbi, ancien détenu, qui était président de la commission et tout. Voilà l’histoire.

FM: Et tu as obtenu quels fonds pour pouvoir faire ce film ?

HB: Pour faire ce film, les deux télévisions marocaines ne m’ont pas suivi. Elles n’ont pas voulu suivre et elles ne pouvaient pas suivre, je les comprends. Il y avait le Fond d’Aide – ce n’était pas l’avance sur recettes–, il y avait la Francophonie qui a donné de l’argent ; il y a eu le projet Media Européen qui a donné. C’est tout. C’est un film qui est très pauvre : du point de vue de l’argent, je n’avais pas un financement terrible.

FM: Tu as une boîte de production, toi ?

HB: Donc j’avais pas beaucoup de fonds et c’est un film d’époque qui demandait beaucoup de choses. Et j’ai mis un peu d’argent, mon argent à moi, et voilà.

FM: Et après, il a été reçu comment ?

HB: Très bien, il a été reçu très bien, mais malheureusement les salles de cinéma ont fermé ici. Sinon, il a été distribué en France, mais c’était une sortie technique, le distributeur n’a pas suivi. Il a fait le tour du monde dans les festivals, il a eu des prix, il a eu des choses, mais sinon le distributeur international n’a pas fait son travail et je crois que même qu’il a fait faillite. Donc il est resté bloqué chez lui et je ne pouvais pas aller chez quelqu’un d’autre. Et puis du temps a passé… Donc même la carrière du film, c’est drôle hein, je t’assure, c’est drôle : vraiment, c’est comme les années de plomb ! Même sa carrière a été dure ! On n’a pas de chance. Il a eu beaucoup de chance parce qu’il a été vu par beaucoup de gens, et dans des grandes manifestations et tout ça, mais commercialement il n’a pas eu beaucoup de chance.

FM: On peut revenir sur l’idée d’adapter ? As-tu fait d’autres adaptations ?

HB: Non, non.

FM: Est-ce que tu as fonctionné par « équivalences », comme le disait Truffaut quand il a adapté Jules et Jim ?

HB: Exactement. Je te donne l’exemple de toute la partie de la fille qu’on a ajoutée, et qu’il fallait mettre dans le film, elle correspondait presque à toutes les filles de ces détenus, quoi. Tu comprends. J’ai concentré tout ce qui s’est passé pour les autres…

FM: Dans un personnage ?

HB: Tu vois, tous les anciens détenus se sont identifiés dans le film… Je te donne un autre exemple. Dans le roman de Jaouad Mdedich, on comprend, il a insinué  qu’il y avait, je ne dirais pas une bonne ambiance, ça serait indécent de dire une bonne ambiance, mais une entente, il se passait des moments de soulagement… Et moi j’ai même travaillé sur les autres récits et en faisant mes recherches j’ai découvert qu’il y avait une complicité entre les tortionnaires et les détenus, une complicité humaine.

FM: Tu parles des gardes ? Tu ne parles pas des tortionnaires, si ?

HB: Des tortionnaires et des gardes ! Et j’étais obligé de la montrer avec des moments où tout le monde rit et tout ça, et c’est ce que Jaouad me reproche depuis d’ailleurs. Tu comprends. Jaouad il avait accepté la scène, mais il ne pensait pas à l’effet qu’elle allait donner. Parce que tout le monde rigolait, dans la salle, tout le monde rigolait, or, c’est un film dur. Pour moi, toutes les 17 minutes, il fallait que tout le monde rigole pour pouvoir supporter ce qui allait suivre. Lui, il n’a pas compris cette chose. Il m’a dit : « moi j’ai pas écrit un roman qui fait rire. » Mais moi, j’ai fait un film qui fait rire.

FM: Et pleurer.

HB: Et qui fait pleurer… Je te donne un exemple. Un garde en charge de ces détenus n’était pas instruit. Or, bien sûr, eux, les détenus étaient tous des intellectuels, et ils ont commencé à lui donner des cours. Les détenus donnaient des cours aux gardiens. Et quand le gardien a eu 60 ans, il a pris sa retraite, il est parti mais il revenait, pour voir, rendre visite aux détenus pendant des heures, et il continuait à recevoir son instruction.

FM: Incroyable !

HB: Ah oui ! Il y a des choses comme ça. Bien sûr, je ne pouvais pas tout mettre dans le film. Mais, ça peut donner une série télévisée infinie. Je te donne maintenant un exemple de méchanceté. Il y avait un détenu qui, avec bien sûr l’ennui et tout ça, avait apprivoisé …. une petite souris ! Tous les jours, la petite souris venait vers lui, et toujours la même hein, et il lui donnait à manger. Et c’était son amour, il jouait avec à cache-cache, tout ça. Et un jour, pour punir ce prisonnier, le gardien a écrasé sous ses yeux la souris et le détenu est devenu fou. Il a perdu la raison.

FM: C’était la dernière goutte…

HB: Si tu savais combien j’ai appris en faisant des recherches pour ce film… Je pourrais écrire des bouquins et des bouquins documentés. Tu ne peux pas imaginer les choses que j’ai trouvées. L’histoire de la Berbère dans le film, par exemple. Il y a une paysanne berbère qui vient chercher son fils, et elle ne comprenait pas un mot d’arabe. Elle est venue chercher son fils au commissariat à Casablanca. Et après, elle est partie vivre dans la  famille d’un autre détenu, cette famille qui elle aussi était venue chercher son enfant au commissariat. Bon, cet épisode n’existe pas dans le livre, et il faut voir cette complicité entre les familles. J’ai dit à Jaouad : «  Mais merde, tu connaissais toutes ces histoires, pourquoi tu ne les as pas racontées ?… Ton truc est sec. » D’ailleurs, tu vois, c’est aussi pour ça que je l’ai choisi. Parce qu’il est comme ça, que je pouvais y ajouter des choses.  

FM: Toi tu choisis quand même des sujets qui fâchent. Tu choisis ça, tu choisis le départ des juifs… Tu en as d’autres en vue, comme ça ?

HB: Non, c’est que j’avais des choses sur le cœur. J’avais envie de parler de ces choses-là. Ça m’a soulagé aussi. Et aussi, moi je fais presque un cinéma libre parce que je ne mange pas de mon cinéma. Donc j’essaie, même si on m’empêche de faire mes films, si on ne me donne pas d’argent pour faire mes films, c’est pas grave. Je n’ai pas peur de fâcher, donc j’essaie de chatouiller un peu la réflexion de la société et des responsables. De provoquer un peu, de parler des choses dont on ne parle pas. Et j’ai parlé de la femme en faisant deux films, Les Lèvres du silence et Jugement d’une femme qui a coïncidé avec toute une série de films et de livres sur la femme. Et ça a abouti à la mudawana[1]  ça a abouti au changement. Je dis pas que c’est à cause de qu’on a fait mais, mais j’ai l’impression qu’on a contribué, on a stimulé un peu le débat… On a parlé des années de plomb, j’étais le premier à parler des années de plomb. Et les autres ont suivi. Et tout ça, ça a abouti à la Réconciliation, mais je dis pas grâce à ce truc là, non. Mais, tu sais, on ne parlait pas du départ des juifs, la migration des juifs, c’était un tabou. On n’en parlait pas. Maintenant, dans toutes les universités il y a des tests sur ça. C’est magnifique. Avec modestie et sans prétention, tu dis, voilà je suis utile quoi, je sers à quelque chose. On peut aimer mon cinéma, on peut ne pas aimer mon cinéma, mais ça fait avancer les choses. Voilà !

FM: Et là, tu travailles sur quoi en ce moment ?

HB: Après Jugement d’une femme, après Où vas-tu Moshé ?  j’ai fait Les oubliés de l’histoire. C’est sur l’exploitation des femmes, des Marocains. C’est du déjà vu, on l’a vu dans d’autres films américains, mais ça c’est la version marocaine, africaine. Et après, j’ai fait un film pour le plaisir, parce que je voulais raconter la vie de quelqu’un. C’était La Lune Rouge : c’est l’histoire d’un grand musicien qui était de gauche et qui n’était pas aimé par le pouvoir, qui était aveugle, et qui n’a jamais joué d’instruments, et qui a fait les meilleures chansons de l’histoire du Maroc…

FM: Donc il composait des chansons ? Et il les chantait aussi ?

HB: Non, non. Il les donnait à d’autres, à des grands. Et comme par hasard, c’est lui qui a annonce le communiqué du coup d’état de Skhirat. Il est allé en prison et j’ai fait un film sur lui. Il est mort en 79. Il a vécu 40 ans. Et il était marginalisé. Ses chansons étaient interdites à la radio marocaine…

FM: Mais tu as une filmographie conséquente, dis-moi…

HB: Oui. Je suis parmi les cinéastes fertiles de ce pays. Malgré les coups, malgré… C’est ce que je te disais. Quand j’ai envie de faire un film, j’insiste et je fais un film. Je travaille maintenant, et comme ils ne m’ont pas donné d’argent, j’ai laissé de côté ce projet. J’avais fait toute une recherche sur le soufisme. Et j’ai écrit un scénario dans ce sens, qu’ils n’ont pas aimé. Donc je ne pouvais pas le faire tout seul parce que ça demande beaucoup d’argent. En ce moment, je travaille sur un autre film, donc.

Alors, je vais te raconter. Mon film actuel, il dérange aussi. Et je ne sais pas maintenant ce qui va lui arriver : je l’ai déposé, on va voir les résultats au mois d’avril.

FM: Je vais croiser les doigts pour toi…

HB: Parce que je parle de la radicalisation. Comment on va à Daesh et pourquoi. Ça me travaille, tu ne peux pas imaginer. Et j’ai fait quelques enquêtes et j’ai trouvé des choses. Voilà. Et ça s’appelle Le Quatre barré, parce qu’on avait un bus à Casablanca, qui s’appelait le Quatre barré. Il venait d’un quartier populaire et allait jusqu’au centre. C’est un trajet qui est très long. Et pendant tout ce trajet-là, il se passe toutes sortes de choses de la société dans ce bus-là. On drague, on se marie, on divorce, on vole, on se dispute, on dort… C’est pourquoi le film s’appelle Le Quatre barré. Ce sont deux jeunes diplômés en chimie, ils ont un mastère en chimie, et ils n’arrivent pas à trouver de travail. Il y en a un qui vit seul avec sa maman, et il y en a un autre qui vit avec son papa, sa maman est morte, son papa s’est remarié avec une jeune et il a d’autres frères et sœurs et il est là. Celui qui vit avec sa maman, il est homosexuel. Et il est très copain avec l’autre, mais il n’y a rien entre eux. Et on comprend comment ça va évoluer jusqu’à la radicalisation, surtout celle de l’homosexuel… Et c’est ce qui dérange.

[1] Family code reform passed in 2004 in Morocco that extends the rights of women and gender equality within an Islamic framework.